Interview de Carlos Saura

C’est vraiment intimidée que je suis allée à la rencontre d’une légende du cinéma espagnol et européen, Carlos Saura, à l'occasion de la sortie de son dernier film, Fados. Je découvre un homme extrêmement gentil, presque timide, mais qui se met vite à plaisanter avec son producteur et ami portugais Luis Galvao Teles.

Récit d’une rencontre incroyable.

Tango et Flamenco s’intéressaient à des musiques et des danses ancrées dans la culture ibérique. Il en va de même pour la trilogie du flamenco (Noces de sang, Carmen et Amour sorcier). Pourquoi alors un film sur le fado, lié au Portugal ?
Carlos Saura : Parce que ce sont des pays et des cultures très similaires. J’ai écouté du fado toute ma vie, en Espagne. Tout le monde connaît là-bas la chanteuse Amaria Rodrigues, qui est une véritable idole ! C’est une musique très connue et très appréciée.
Luis Galvao Teles : L’Espagne et le Portugal sont des pays très différents, mais aussi très similaires. Ils sont comme deux frères, qui essayent constamment de se démarquer l’un de l’autre, qui se disputent pas mal, mais qui ont des origines communes. Les parents sont les mêmes.
C. S. : Il y a des cultures dans le monde qui sont très proches. C’est le cas pour toutes ces cultures ibériques, lusitaniennes et latino-américaines : Brésil, Portugal, Espagne, Argentine…
L. G. T. : En fait, si on veut résumer, l’Espagne, c’est le frère barbare, et le Portugal, c’est le frère bien élevé ! (Rires)
C. S. : Enfin, ça dépend ! (Rires)

Votre film s’intitule Fados (au pluriel). Vous démontrez dans le film qu’il y a plusieurs fados, car c’est une musique qui se mixe avec le rap ou le flamenco (par exemple), et sur laquelle vous apposez plusieurs types de danses (classique, contemporaine, flamenco, moderne). Vous voyez en cette musique un exemple de l’universalité de l’art ?
C. S. : Mon intention était d’ouvrir un peu le fado traditionnel, que j’aime beaucoup, mais qui reste finalement très limité. Il s’agit d’un homme ou d’une femme qui chante, accompagné d’une guitare. C’est un chant très triste. Je voulais élargir cette conception.
C’est pour cela que j’ai fait appel à des personnes qui connaissent vraiment bien cette musique. J’ai pu ainsi remonter aux origines du fado, qui sont aussi africaines ! Je ne me suis pas seulement concentré sur le fado traditionnel. J’ai tenté d’ouvrir l’éventail de cette musique.

Mais d’un autre côté, vous insistez aussi, grâce à des arrières plans sur la ville de Lisbonne, sur l’ancrage du fado dans la culture portugaise…
C. S. : Naturellement. Avant tout, le fado est portugais. C’est une musique qui est née dans les ports, dans celui de Lisbonne particulièrement, mais aussi dans ceux de Buenos Aires, de Montevideo. C’est d’ailleurs la même chose pour le tango et le flamenco. Ces musiques sont nées au XIXème siècle, et elles sont toutes le résultat d’un mélange de cultures, de musiques et d’idées.

Ce qui est surprenant avec ces musiques, c’est qu’elles sont à la base très populaires, alors qu’aujourd’hui elles sont considérées comme très nobles.
C. S. : C’est assez compliqué. On peut trouver des musiques folkloriques formidables dans le monde entier. En Europe particulièrement, que ce soit en France, en Angleterre, en Espagne… Mais il y a des musiques, comme le tango, le flamenco, le fado, ou même le jazz, qui offrent et saisissent la possibilité de se renouveler. Elles ne restent pas ancrées dans le passé, et possèdent un réel avenir.
Certaines musiques, très belles, restent dans le passé. C’est le cas de la danse indienne. La seule évolution que je vois à cette danse est le flamenco. Qui, lui, a su évoluer ! Ne pas rester qu’une danse andalouse. Même si elle reste encore fortement rattachée à cette région, ce qui n’empêche pas d’avoir des chanteurs de flamenco venant de Catalogne.

On peut dire que vous avez un intérêt pour l’art en général. Avec Goya, vous avez réalisé un film qui s’intéressait à la peinture du maître espagnol, et le film lui-même était conçu comme une peinture (la musique et la danse étaient aussi très importantes en arrières plans). Voyez-vous le cinéma comme une sorte d’art ultime, le seul ayant la capacité de faire vivre en lui tous les autres arts ?
C. S. : C’est mon rêve ! Pour moi, c’est l’idéal : pouvoir unir toutes les choses que j’aime : la musique, la photographie… Le cinéma est le seul art capable de faire cela, et c’est pour ça qu’il est supérieur et parfait.
Je travaille aussi beaucoup sur des opéras. J’ai réalisé un film sur Carmen, et dirigé plusieurs opéras. Mais c’est un outil qui reste très limité, alors que le cinéma offre des possibilités supérieures.

Après s’être attaqué à un sujet aussi fort que l’Espagne souffrant sous Franco, pourquoi vous intéressez à quelque chose de léger comme la danse et la musique ?
C. S. : Je ne pense pas que l’on puisse faire une délimitation aussi nette. Je n’ai pas fait que des films sur la musique et la danse…
Mais c’est vrai qu’à partir de la mort de Franco, je me suis libéré des films politiques, qu’ils soient du premier ou du second degré. J’y ai vu la possibilité de travailler sur autre chose, et j’ai eu envie d’explorer l’univers de la musique et de la danse.
Mais en même temps, j’ai fait quarante films, et pas que sur la danse !

Vous avez réalisé des films pendant l’époque franquiste. Pour éviter la censure, vous avez eu recours à un cinéma très allégorique et symbolique. Aujourd’hui, Franco est mort, et vous n’avez plus besoin d’utiliser ces moyens détournés. Mais est-ce que la danse et la musique vous permettent malgré tout de retrouver ce goût de l’indicible, de la métaphore, une certaine façon d’exprimer des sentiments et des idées indirectement ?

C. S. : Je suis d’accord !

Vous n’êtes pas contrariant !
C. S. : Mais c’est vrai. J’aurais pu faire des films très réalistes, des documentaires. On peut tout à fait réaliser des films qui dépeignent la réalité telle que nous la connaissons. Mais moi, je travaille toujours avec l’imagination. Je crois que c’est le seul moyen d’agrandir la réalité.
Mon maître, vous le savez, c’est Luis Buñuel. Ou encore Fellini ou Ingmar Bergman. Il y a des réalisateurs américains que j’aime beaucoup, mais je trouve que seuls les réalisateurs européens réussissent vraiment bien à faire ce travail sur l’imagination. Et dans des cultures totalement différentes : nordiques, méditerranéennes, hispaniques…

Vous avez souvent été comparé à Luis Buñuel pour votre utilisation du rêve et du cauchemar…
C. S. : Je suis très ami avec Buñuel. On est d’accord sur beaucoup de choses. On vient de la même région d’Espagne, et on a donc une culture très similaire, bien qu’avec de légères différences.
C’est difficile d’être comparé à Buñuel. Tout le monde dit que c’est un surréaliste. Mais c’est faux : c’est un surréaliste espagnol, ce qui est très différent de la notion que l’on peut avoir de ce mouvement en France. Cette utilisation du rêve qui se mélange à la réalité, du mouvement constant, que l’on voit dans ses films, c’est quelque chose de très espagnol.

Mais il fait aussi un cinéma très dénonciateur, comme vous. Si on prend Viridiana, on sent qu’il fait une critique extrêmement virulente de l’Eglise.
C. S. : Oui, car il est athée. Comme il le dit lui-même : « Je suis athée grâce à Dieu. »

Vous aussi ?
C. S. : (Sourire)Oui, moi aussi grâce à Dieu. L’Eglise est un poids terrible en Espagne, dans notre éducation. Buñuel a été très marqué par son éducation chez les jésuites.

Qu’il s’agisse du flamenco, du tango ou du fado, vous portez votre intérêt sur des musiques et des danses très torturées. De même que le choix d’un film sur le très sombre et cauchemardesque Goya. Dans votre période « franquiste », vous avez aussi beaucoup utilisé le rêve et le cauchemar pour exprimer vos idées. Auriez-vous un certain mal être à exprimer ?

C. S. : C’est un peu simplifié… Goya est aussi un peintre très délicat. Certains de ses tableaux sont très fins… C’est un peintre à la fois sensible et violent. Encore une fois, ce mélange de délicatesse et de violence, c’est très espagnol ! Picasso aussi est dans ce schéma-là. C’est bien quelque chose que Buñuel, Goya et Picasso ont en commun.
De même, dans le flamenco et dans le fado, il n’y a pas que de la tristesse ! Si on prend le flamenco, on remarque qu’il y a deux choses : le chanteur qui chante pour lui-même, en profondeur, mais aussi les danses festives, comme les sevillanas. Ce n’est pas seulement de la tristesse, mais peut-être que c’est ce que je développe, parce que je suis un peu pessimiste…
L. G. T. : Quand même, tu as donné une véritable lumière au fado, qui était cachée. Tu lui as découvert une véritable luminosité.

Une nouvelle danse pour un prochain film ?
C. S. : Oui, le flamenco !

Encore ?
C. S. : J’adore le flamenco ! Il y a en plus une relation entre le flamenco, les danses indiennnes et japonaises que j’aimerais explorer. Elles ont quelque chose de très proche. Avec les danses du Maroc aussi ! Il y a une fabuleuse école de danse andalouse là-bas.
Mais avant, j’ai un spectacle théâtral…
En tout cas, je crois que tous les Espagnols devraient danser les sevillanas ! Je suis contre toutes les obligations, sauf celle-là !
L. G. T. : (Rires) Mais tu les danses toi ?
C. S. : Moi ? Non ! C’est trop difficile !

Alors on oublie l’Eglise et on choisit le flamenco et les sevillanas comme religion ?
C. S. : Mieux ! On danse le flamenco dans l’Eglise !

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Propos recueillis par Anne-Louise Echevin (Paris – Janvier 2009)