Presque Frères : Notre interview de la réalisatrice et de son co-scénariste

Presque Frères : Notre interview de la réalisatrice et de son co-scénariste

Auréolée de nombreux prix* à travers le monde pour son film Presque Frères, la cinéaste brésilienne Lucia Murat, accompagnée de son co-scénariste Paulo Lins, nous a raconté son parcours, tant personnel qu'artistique, au cours d'une interview passionnante qu'elle nous a accordée lors de son passage à Paris en novembre dernier.

Née à Rio de Janeiro, Lúcia Murat a été membre de la guérilla brésilienne dans les temps les plus durs de la dictature (1968-1979). Elle a été arrêtée et torturée. Cette expérience influencera énormément toute son oeuvre. Lúcia Murat est l'une des cinéastes brésiliennes les plus récompensées de ces dernières années.
Après avoir travaillé en tant que journaliste pour la presse et les principales chaînes de télévision brésiliennes, elle occupe une place de plus en plus marquante, à partir des années 80, dans la production indépendante. Son premier long-métrage, Que Bom Te Ver Viva (1989) - mélange de documentaire et de fiction sur les femmes torturées sous la dictature militaire brésilienne - obtient le premier prix au Festival du Film de Brasilia. Elle réalise également les films Doces Poderes (1996) et Brava Gente Brasileira (2000), tous deux sélectionnés au Festival de Toronto. Presque Frères est son quatrième long-métrage.

Paulo Lins est quant à lui né dans une favela de Rio de Janerio où il a ensuite vécu 25 ans. Actuellement professeur à l'Université de Rio de Janeiro, il est l'auteur du livre La Cite de Dieu, qui a été traduit depuis dans 12 langues et adapté au cinéma en 2002 par Fernando Mereilles et Katia Lund. C'est le premier film latino-américain à avoir été nommé aux Oscars à la fois comme meilleure réalisation, meilleure image, meilleur montage et meilleure adaptation cinématographique.

*Meilleur réalisateur, meilleur acteur et Prix Fipresci au Festival de Rio de Janeiro 2004 / Meilleur montage et Meilleure musique au Festival de la Havane 2004 / Prix du public et Meilleur Film Ibéro-Américain au Festival de Mar del Plata 2004 & Prix du public au Festival de cinéma brésilien.

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Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Etait-ce pour raconter votre expérience personnelle ?
Lucia Murat : Oui, j'ai moi-même été emprisonnée dans une prison de femmes sous la dictature, mais je n'ai pas connu, comme dans le film, les divisions entre prisonniers politiques et prisonniers de droit commun. Mon mari l'a vécu et je me suis donc inspirée de ses récits. C'est une période que je connais très bien. Tout ce que je raconte est vrai, même la construction du mur entre les deux groupes, qui est le symbole fort de l'impossibilité de la discussion.
Mais le point de départ du film est venu d'ailleurs. J'ai rencontré des jeunes filles de Rio qui s'intéressaient aux garçons des favelas, comme la jeune Juliana dans le film. Cette transgression m'a étonnée et interpellée. Comment des jeunes des classes moyennes peuvent être attirés par les favelas ? L'idée de ce long-métrage est venue de là et après je suis remontée dans le passé.

Presque Frères est un film très noir et violent. Mais, grâce à la musique, certains moments sont joyeux et pleins d'espoir. Que représente cette musique ?
Lucia Murat : C'est vrai que c'est d'abord un film dur et réaliste qui raconte une tragédie. Il est loin des clichés habituels sur le Brésil, que je ne supporte pas. Ce n'est pas un film sur des filles brésiliennes qui dansent nues sur la plage. Mais c'est exact que la musique apporte une certaine beauté, une respiration. Elle est le lien entre les deux mondes de Miguel et Jorge. C'est la voie possible d'une réconciliation, d'une rencontre. Mais « Presque Frères » ne montre pas pour autant une solution. Nana Vasconcelos est le compositeur du film et je le remercie de son aide formidable. Il a créé la musique que je voulais.

Vous dites qu'il s'agit d'un « film circulaire ». Que voulez-vous dire ?
Lucia Murat : Je dis que c'est un film circulaire dans le sens d'un cercle vicieux. La tragédie ne s'arrête jamais. Je suis assez pessimiste sur ce sujet. Je pense que les violences dans les favelas auront toujours lieu. Le temps ne peut rien arranger. C'est ce que je montre dans le film. Bien sûr, il peut y avoir une aide de la part du monde politique et social, mais la violence continuera d'exister. En ce sens, le propos de « Presque Frères » est universel.

Pourquoi avoir choisi de raconter l'histoire comme un puzzle avec de nombreux flash-back ?
Lucia Murat : Pour précisément montrer cette circularité. Le temps n'influe pas sur le sens du film. Ce n'est pas une histoire linéaire avec une fin possible. J'ai d'abord écrit un scénario chronologique, puis j'en ai réécrit un avec Paulo Lins en mélangeant les époques.

« Presque Frères » a rencontré un grand succès au Brésil. Etait-ce important pour vous qu'il soit aussi montré à l'étranger ?
Lucia Murat : Oui, car le sujet n'est pas que brésilien, il est universel. L'idée de fond est de parler des classes sociales, de leurs idéaux et de leurs affrontements. C'est un sujet qui peut donc toucher le monde entier. Hélas, avec la montée du consumérisme et de l'individualisme, il n'y a plus trop de place pour l'utopie, l'idéologie, les rêves. Je ne suis pas non plus dans la nostalgie, car, aujourd'hui, on peut parler de plus de choses, on est plus ouvert et plus tolérant. Au Brésil, on parle enfin du racisme, ce qui est assez nouveau.
En France par exemple, ce film peut avoir un écho. La gauche a eu des idéaux en mai 68. Maintenant, que sont-ils devenus ? C'est une vraie question sociale et politique.

Paulo Lins, vous êtes l'auteur du livre « La cité de Dieu ». Pourquoi avoir accepté de collaborer au scénario de Lucia Murat ?
Paulo Lins : Avant, j'étais professeur à l'Université de Rio. Mais maintenant, j'ai choisi de me consacrer uniquement aux scénarios et à l'écriture de romans. Je n'en reviens toujours pas du succès de « La cité de Dieu », du livre et du film. Je dois m'y habituer chaque jour. Je veux continuer à parler des favelas. Je suis né dedans. J'ai donc tout de suite accepté de travailler avec Lucia Murat. Quand j'ai dit oui, c'était en 1999, avant le film « La cité de Dieu ». J'ai aidé Lucia sur la narration des scènes dans les favelas, et j'ai essayé de lui apporter mes idées.

Que pensez-vous de la situation actuelle des favelas ? Est-ce que l'époque des années 70 racontée dans le film est à l'origine de la criminalité ?
Paulo Lins : La criminalité à Rio remonte à l'époque de l'esclavage, mais c'est vrai que les années 70 ont donné naissance à la criminalité organisée et à la formation de gangs quasi-professionnels.
Je pense que cette violence dans les favelas n'est pas près de s'arranger. Elle est constante.

Comment s'est passé le tournage et la relation entre les acteurs ?
Lucia Murat : Tout s'est bien passé entre les acteurs et notamment avec ceux issus des favelas. Ils viennent de groupes de théâtre et de cinéma (certains se sont créés après « la Cité de Dieu »). J'étais un peu comme leur mère. Je crois aussi beaucoup à la collaboration des acteurs. Ils sont là aussi pour transformer le scénario, le rendre plus crédible. Je prône la création collective. Les deux acteurs principaux m'ont beaucoup aidée.
Hélas, j'ai eu du mal à montrer le film dans les favelas. La projection a finalement eu lieu, mais entre les tirs. C'est vraiment la guerre là-bas. Je n'étais pas là.

Quels sont vos projets ?
Lucia Murat : Je réalise en ce moment un documentaire sur ces fameux clichés du Brésil qui concernent surtout les femmes. Mais je ne crois pas qu'on le verra en France. J'écris aussi mon deuxième long-métrage avec Paulo Lins. On renouvelle notre collaboration. Ce sera l'adaptation de Roméo et Juliette dans les favelas sous forme de comédie musicale, un vrai défi !! On commence à tourner en juillet.

Paulo Lins : Et moi, parallèlement à mon travail avec Lucia Murat, j'écris en plus un nouveau roman. L'écriture, c'est ce que je préfère.

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Propos recueillis par Julia Girot (Paris, novembre 2005)